Somaland, Eric Chauvier, compte-rendu

Une fois encore Eric Chauvier non seulement nous surprend, il nous a habitués à cela, mais,  il nous plonge à nouveau au centre de nos angoisses. Loin de s’enfermer dans les formes d’écriture ou des objets qui ont fait son succès – Anthropologie, Si l’enfant ne réagit pas – il présente une nouvelle enquête sur les risques industriels dans une étroite zone. Il garde cependant la même démarche, enregistrement des entretiens, attention au détail des propos, critique des informations…

Cette fois il interroge les mécanismes de fonctionnement de l’ordinaire, la fabrication de  l’autorité par les différents discours. Ses réflexions portent sur les instruments sur lesquels ils s’appuient pour gagner en crédibilité. Ainsi, un de ses locuteurs réclame « une théorie », un autre propose des images en « power point », un troisième montre des rapports tout en regrettant qu’il n’y en ait pas davantage, un quatrième des cartes… Nous voyons que l’examen de ces procédés relève de l’analyse de la réception, de la fabrication du crédible plutôt que de l’expression de la réalité.

Chauvier nous présente ainsi une grande diversité de sources orales et écrites qui cependant sont extrêmement diversifiées et surtout de nature très différentes les unes des autres. Elles vont du témoignage crédible – le chasseur qui a découvert la fuite du pétrole – à celui qui l’est moins malgré la force de la démonstration, l’accumulation des détails convergents – le changement de comportements dû à un gaz inodore – à des appréciations données par l’enquêteur sur l’attitude des interlocuteurs. Du côté de l’écrit, se trouvent les rapports « scientifiques », les « powers point », les cartes, tout un appareillage qui réclame la maîtrise de certaines techniques dont l’usage est interdit à ceux qui ne les connaissent pas. Leur peu de crédit montre qu’elles tirent leur autorité davantage de leur ésotérisme que de leur pertinence. Mais ils disposent cependant de ressources efficaces que décrypte l’enquête.

Devant cette situation, Chauvier nous présente une topologie de la mise en place de la crédibilité qui suit des voies si grossières, si caricaturales qu’il doit – en voix off c’est-à-dire entre parenthèses et en italique – nuancer les propos pour ne pas risquer de laisser le sentiment d’avoir grossi le trait. Le livre de Chauvier est construit comme une sorte de parodie des rapports scientifiques tels que les conçoivent les gestionnaires de la recherche, positivistes comme (presque) tous. Il commence par poser une hypothèse comme nous l’apprennent Claude Bernard et Durkheim : un gaz inodore, le silène, modifie les comportements des habitants. Elle ne provient ni de l’enquêteur, ni d’experts mais d’une victime qui a vu la conduite de son amie se modifier en quelques semaines. Armé d’une hypothèse, Chauvier enquête, rencontre diverses personnes qui chacune lui présente des modalités particulières de l’établissement de l’« autorité scientifique ». Présentons quelques unes de ces configurations :

La première, la plus subtile qui plus est, provient de la victime, Yacine G., qui réclame une théorie sur la question. Même s’il n’a pas lu Compagnon et son Démon de la théorie, il ne la réclame pas moins pour expliquer la dégradation de l’état de son amie et surtout, pour gagner le droit de dénoncer l’agression par l’expression de ses causes.

Ce ne sont évidemment pas la préoccupation du directeur de l’entreprise polluante et encore moins de son directeur de communication, ni même du chargé des enjeux des risques. Leur mission consiste à chercher à atténuer les angoisses (et les révoltes qu’elles pourraient engendrer qui surgissent ça et là dans le livre) par des mots. Quelles rhétoriques utilisent-ils ?

La plus répandue chez les experts paraît être ce que Chauvier appelle « la pensée PowerPoint » qui présente brièvement des idées frappantes davantage par la police de caractères et la couleur – soigneusement notées – que par leur contenu nécessairement grossier qu’enrobe une certaine parole aux timbres, tons et rythmes nécessairement divers.

Les élus utilisent deux types d’autorité. L’un fait des cartes et se plaint de sa situation ; l’autre décrit ses objectifs, ses difficultés et ses interventions afférents à sa fonction sans rapport avec la question posée, le risque.

Evidemment à ce type d’expression s’opposent les victimes qui ne voient pas le lien entre ce qu’on leur dit et ce qu’ils voient, subissent, pressentent. Sous des formes diverses, à chaque rencontre, ils sont toujours mécontents de ce qu’ils entendent (« On peut passer à la gestion des risques, à quelque chose de plus sérieux, s’il vous plaît ? » p. 41.)

La plus angoissante configuration à mes yeux est cependant celle du professeur Chambon qui lui, à la différence de Yacine G., des témoins, des experts et même du géographe, est habilité à « faire de la science » :

« Moi. (E. Chauvier) Comment constituez vous une enquête épidémiologique ayant pour échantillon les riverains d’une usine à risque ?

Lui (professeur, toxicologue et épidémiologiste) – Il faut qu’il y ait, au départ, une volonté des pouvoirs publics… » (p. 116).

Il n’est donc possible d’enquêter selon ce professeur qu’avec l’aval thématique, politique et financier du pouvoir politique. Cela se constate avec les fameux « appels d’offre » mais habituellement cela ne se dit pas aussi clairement.

A l’inverse, imaginons que l’hypothèse de Yacine G. soit examinée ; il fournit un certain nombre de « faits » qu’elle permet de relier et donc d’expliquer. Il s’agit de ce qu’Althabe appelle une « édification idéologique » qui n’est pas plus absurde que le trou d’ozone, le réchauffement climatique, la crise de la dette ou les neurosciences. On fabrique un mot qui relie des informations hétérogènes sans rapport les unes avec les autres. Pourtant, ces récits qui réclament et disposent de moyens financiers considérables ne sont pas moins absurdes que celui de Yacine G. Mais ils sont beaucoup moins subversifs. Comme la vérité est extraordinaire, les recherches valorisées et financées veulent de l’ordinaire – habitude de mise en forme langagière des pratiques et des événements – et se donnent les moyens d’en fabriquer. Le dernier ouvrage de Chauvier constitue aussi un apport important à l’épistémologie des sciences.

Bernard Traimond

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