Myriam Congoste, Le vol et la morale, Anacharsis, 2012 (parution le 20/02/2012). Entretien avec l’auteur

Le 4ème de couverture

L’ordinaire d’un voleur.

Une plongée dans le monde des marges, à la suite d’un voleur en exercice ; un document exceptionnel, une anthropologie réflexive et morale qui donne à comprendre – sans juger.

Youchka est un voleur. Il œuvre à Bordeaux – mais pas seulement – et il vit de ses activités illicites, du cambriolage à la revente de l’or jusqu’en Thaïlande, ou du maquillage des voitures et des motos volées. Il n’a jamais été pris. Myriam Congoste, originaire du même quartier que Youchka, est parvenue à le rencontrer, puis à l’accompagner dans l’ordinaire de sa vie en marge de notre monde.

L’enquête ethnographique qui en découle revêt la forme d’une chronique documentaire exceptionnelle. C’est ici l’univers des voleurs, des délinquants de profession, que l’on explore, en une plongée à laquelle Myriam Congoste nous fait véritablement participer.
L’ethnographie et son écriture entrent dans ce récit en totale raisonnance, où ce n’est plus un compte-rendu distancié qui nous est proposé, mais l’accompagnement de la narractrice dans un milieu réprouvé, réputé distant et dangereux, dans lequel elle parvient à s’immerger sans jamais faire abstraction de ses doutes, de ses transports, de ses enthousiasmes ou de ses erreurs.
Car sa relation à Youchka, pleine d’empathie, est aussi bien un apprentissage de soi, une anthropologie réflexive et partagée, qui fonde un questionnement tempéré dans l’ordre de la morale, des convention et des interdits.

Le monde des marges apparaît en fin de compte détenteur de ses propres codes et pratiques, qui entretiennent avec l’univers dominant des « honnêtes gens » des relations à la fois de rejet et de mimétisme. Et ce n’est pas la moindre force de Myriam Congoste d’avoir su naviguer entre les écueils de l’imagerie gangstériste et de la réprobation morale. C’est au contraire dans sa souplesse d’approche et par la restitution de toutes les difficultés éprouvées, entre fascination et répulsion, qu’elle parvient à restituer toute son épaisseur vibrante et contradictoire à une parole d’habitude vouée au silence.

- Myriam Congoste est infirmière et anthropologue. Elle habite Bordeaux.
- Préface d’Éric Chauvier

Entretien avec Myriam Congoste

Peux-tu présenter ton livre ?

Il parle d’un « petit » voleur, de vols que l’on pourrait qualifier « d’ordinaires » : petits cambriolages, vols de vélos, motos, voitures, de vols au quotidien, pas à grande échelle. Youchka n’est pas complètement déconnecté du monde du travail, bien que ses héros soient des déviants qui pratiquent des vols de grande envergure (Mesrine) ou des aventuriers (Zyké…).

C’est le récit de la rencontre d’un homme, qui se situe en dehors des lois, avec une anthropologue qui veut écrire un livre sur ce qu’il pense lui-même de ce qu’il fait, sur ce qu’il en dit. De là, tout un jeu de miroir se met en place entre eux, mettant en scène le préjugé et permettant une réelle réflexion sur le mépris social actuel. Le livre restitue tout ce jeu relationnel où l’anthropologue devient « l’élève » ou « le nègre ». Il y a une étroite interdépendance : j’ai besoin de lui pour comprendre, lui est désireux d’écrire ses mémoires. Le livre le valorise, lui donne un statut où on le reconnaît en tant qu’être pensant.

L’étroite interdépendance a tissé ce lien. S’y croisent les préjugés que l’un a sur l’autre où il n’y a pas eu de passage de la curiosité attirante à la curiosité rejetante qui aurait débordé sur de la violence. C’est un milieu supposé violent. Or nous avons échappé à la violence – parce que Youchka l’a voulu ainsi.

Justement, tous ceux qui te connaissent et ont lu ton texte sont impressionnés par la qualité de ton enquête. As-tu eu le sentiment de prendre des risques et quelles limites t’étais-tu fixées ?

Je n’avais pas le temps d’anticiper les risques. Dans une enquête sur la déviance, il y a toujours un risque, plus ou moins grand. Ce qui m’a servi, c’est que je n’avais pas le temps de les anticiper, j’ai toujours été propulsée par surprise.Je n’ai jamais réfléchi en termes de danger, la curiosité prenait le pas sur le risque. Je vivais mon terrain comme un contrôle de l’action. Il y avait mon objectif, ma course à l’information et mon désir de connaissance de mon sujet ; bien plus qu’une réflexion sur les risques encourus. Si j’avais conscience que je pouvais être dans des conduites à risques, qui pouvaient avoir d’ailleurs un caractère vibratoire, je me posais des limites qu’uniquement dans l’action. C’est vraiment à partir de mes émotions, à l’instinct, que j’avançais. D’abord parce que, dans ce milieu, les choses ne se prévoient pas, il n’y a pas de cahier des charges, d’agenda. Aucune programmation possible. C’est un milieu qui fonctionne spontanément, sans prévisionnel de temps.

Il y a eu des limites que je me suis posée : par exemple mon incapacité à voler : mon inadaptation aurait pu lui faire courir des risques à lui. C’est ce qui a posé des limites, plutôt que des questions morales : j’ai le droit de faire ou non. J’étais en situation d’apprentissage de son monde et de compréhension de ce que je voyais, non dans des considérations déontologiques dont je me suis octroyée le droit de passer outre un temps.

Je n’ai jamais essayé de jouer un personnage qui aurait voulu leur faire croire et me faire croire que je pouvais être dans le même registre qu’eux. Du coup, c’est ce qui a marché. Ils pouvaient se moquer  de mes limites et ça  me permettait aussi de dire : « là, je ne peux pas ! ». Cette authenticité a permis de nous réguler ; ils faisaient avec mes failles. Être une femme n’a pas été un handicap, bien au contraire, ça me valorisait. Je ne me la jouais pas et ils étaient sensibles à ça. Ça ne me mettait pas dans la position de l’anthropologue qui veut savoir mais sans se « mouiller » comme ils disent, tout en me permettant de faire dans la mesure de mon possible.

Il y a donc beaucoup de choses que je n’ai pas vues et qu’ils m’ont juste racontées. A suivre un jour par un autre ou moi-même…

Comment définirais-tu ta relation avec Youchka ?

C’est une relation enseignante de part et d’autre. On est ressortis transformés et l’un et l’autre, de cette relation. On est allés au plus loin d’une relation complice réussie. C’était un jeu de fascination entre nous, de découverte, où il y avait pour tous les deux des enjeux et des objectifs : pour lui, entrer dans la postérité, pour moi, devenir anthropologue. C’est une expérience extraordinaire qui a abouti pour tous les deux par notre complémentarité et possible échange. Ai-je eu la chance de rencontrer ce personnage subtil ? Oui, assurément sans quoi la recherche ne serait pas ce qu’elle est. Une rencontre, ça se fait ou ça ne se fait pas. Conséquence d’une expérience comme celle-là, le sentiment d’être allée très loin dans une double réflexion sur l’être et sur les failles sociales.

Tu parles de conséquences, quelles sont celles liées en particulier à ton double statut salariée/étudiante ?

Un désastre au niveau professionnel, à tous les niveaux : pendant, c’était insupportable pour mes collègues et ma hiérarchie qui considérait que c’était un désintérêt pour ma profession, faisait de moi un mauvais agent, coupée de toute promotion professionnelle, ça a généré de la jalousie, de la rivalité. A chaque échelon gravi dans ma vie étudiante, on pointait mes failles professionnelles, pour me démontrer que je n’étais plus capable, comme si je ne pouvais plus être une professionnelle adaptée. Autre règlement de compte, je faisais des études d’anthropologie au lieu d’études carriéristes donc je n’avais plus à être et rester dans le monde du travail que j’exerçais.

Au niveau du rythme de travail, ça a été une véritable souffrance physique, le prix à payer, c’est le renoncement au plaisir quotidien. J’étais complètement en marge du commun des mortels, discordante dans la vie quotidienne, ce qui finit par être MA marginalité. J’étais tout le temps dans un entre-deux de l’anormalité et de la normalité, en marge dans ma vie professionnelle, familiale et sur mon terrain d’enquête.

Avec du recul, je pense que je suis allée vers une sagesse, une autre humanité en ce sens que je suis fière d’avoir été au bout de mon désir. Je n’éprouve pas le besoin que ce cheminement soit reconnu par ceux qui ne l’ont pas compris. J’ai renoncé à les convaincre, c’est une satisfaction personnelle. Là où cette reconnaissance peut être, je m’en satisfais. Il est vain d’essayer de faire passer le message. La non reconnaissance de l’anthropologie en France, l’absence de passerelles qui puissent donner une évolution professionnelle, font que les gens ne peuvent pas comprendre le prix de cet effort pour aussi peu de bénéfices, aller aussi loin pour ce « rien » pécuniaire au niveau de l’inscription sociale. C’est le lot de tous les artistes, de tous ceux qui ne peuvent pas vivre de leur passion. Changer de trajectoire semble un parcours impossible, surtout quand on choisit une discipline sans débouchés.  Morale de l’histoire,  les gens me disent : « regarde  ta vie ! Ça  te rapporte quoi ? ». Certes, pas une amélioration de ma condition matérielle, par contre, au niveau de ma condition humaine, il y a une plénitude où j’ai le sentiment d’avoir abouti. C’est une chance d’avoir accès à cette curiosité qui donne accès à la pensée.

A propos antropologiabordeaux

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