Jean-Loup Amselle, L’ethnicisation de la France, Paris, Signes, 2011.

Compte-rendu de Bernard Traimond

            Il faudra un jour prendre conscience du rôle de Sartre dans l’anthropologie, tant de l’autre côté de l’Atlantique (Goffman, Crapanzano…) que sur le Continent avec Favret-Saada ou Althabe… Dans cette continuité, Amselle nous propose aujourd’hui son livre le plus ouvertement sartrien par ses références et surtout sa forme. Comme lui, il sépare avec soin le discours académique du discours politique, pour nous proposer un essai qui poursuit évidemment ses travaux scientifiques antérieurs mais obéit aussi à d’autres logiques aussi légitimes. Amselle fut de ceux qui il y a maintenant plus de 25 ans, en 1985, déconstruisirent l’ethnie. Avec d’autres, il réalisait deux opérations. La première ruinait la réalité de l’ethnie et la seconde, de façon plus générale, mettait sur l’atelier les catégories « naturelles » de l’anthropologie pour réclamer leur réexamen. Il s’inscrivait dans le processus de déconstruction en compagnie, en France, de Barthes, Bourdieu, Derrida, Foucault et quelques autres. La seconde opération, il y a déjà dix ans, affirmait en anthropologie l’idée de branchement qui ne me semble pas étrangère à la contingence de Sartre. L’histoire n’est pas déterminée – ce qui exclut toute loi – même s’il est possible ex post, de retrouver des cheminements imprévisibles.

Equipé de ces deux résultats issus de minutieuses enquêtes, J-L Amselle examine aujourd’hui selon une autre forme et d’autres normes les catégories utilisées par le discours public en France à propos de la « diversité culturelle », étiquette qui désigne des réalités aussi peu discernables que répandues dans les débats politiques et, nous dit-on, dans les conversations quotidiennes. Il s’agit évidemment de mots « détestables » (Valéry), « paresseux » (Casajus) ou « poncifs » (Colette) qui permettent de cacher sous la poudre des mots les opinions les plus diverses. En outre, la forme de l’essai autorise quelques raccourcis hardis sur « la racine de l’hégémonisme américain sur la totalité de la planète » p. 20, ou des affirmations telles que « en bonne logique républicaine, la France n’aurait jamais dû avoir d’anthropologie » p. 19, mais elle lui permet surtout de poser une question plus large que celle qu’autorisent les exigences académiques : pourquoi en France, les rapports sociaux – des pratiques – ont été amenés depuis peu, à se « verbaliser » en termes ethniques voire biologiques ? L’essai lui permet donc d’utiliser certaines sources habituellement négligées par les anthropologues. Amselle n’enquête plus ici auprès des acteurs, sinon lui et ses proches, mais examine différents écrits, livres, journaux, blogs et sites… Ces documents, de qualités inégales, expriment plus ou moins habilement les croyances les plus diverses mais peuvent devenir des guides pour l’action, comme les ouvrages d’Huntington, Lagrange ou Taylord, mais aussi Frantz Fanon, Césaire ou Senghor. Ils proposent aussi des attitudes, des explications de situations. L’hétérogénéité des sources et la diversité de leurs fonctions conduisent à les considérer davantage comme des traces de représentations abstraites que comme l’expression d’une réalité qu’il est généralement facile de démonter comme par exemple, les catégories et les sources farfelues de Lagrange.

Ainsi, Amselle engage une fois encore le combat contre l’essentialisme – comme quoi les choses les plus assurées ne sont pas les mieux acceptées – dont une des formes postule que « le comportement de tel ou tel individu est lié à son origine géographique, ethnique ou culturelle » (p. 12). A l’inverse, il affirme donc fortement qu’ « on ne peut pas décider à la place du sujet de son origine puisque chacun se crée sa propre origine, son propre passé (Sartre encore) » (p. 29). Puis il dénonce le passage de la république universaliste à l’« état libéral communautaire ». Là il change d’échelle et de domaine pour passer à ce qui pourrait s’appeler les catégories politiques conçues à l’échelle de la nation, qui s’appuient sur des conceptions morales, ce qui n’a rien d’illégitime même s’il s’éloigne ainsi du cadre académique. Ensuite, comme il l’avait fait à propos de l’ethnie, il déconstruit une série de notions posées comme évidentes, civilisation, négritude. Pour cela, il dénonce tel « terme récent et particulièrement flou qui vient de la psychologie du travail et de la météorologie » p. 62 ; car « chaque terme a en effet une histoire » p.63 et il « est l’effet d’une lutte » p. 64. Sont ainsi affirmés, avec la discrétion qu’exige le genre littéraire choisi, les instruments de la déconstruction, l’historisation des notions, et l’explicitation des présupposés sur lesquels elles reposent. « Ce sont ces stéréotypes (discutables) que les acteurs sociaux se réapproprient sur une base individuelle » (p.63) qu’examine Amselle. Enfin, pour expliquer l’émergence des fictions qu’il dénonce, il affirme des positions politiques précises qu’il n’est pas difficile de partager : « Culturaliser et ethniciser le social est le meilleur moyen de maintenir les jeunes des banlieues sous la chape du pouvoir » p. 34.

Je voudrais cependant revenir sur un point qui m’est cher, la place de l’occitan dans le dispositif républicain. Amselle dans un raccourci que lui permet l’essai, écrit curieusement : « l’Etat républicain se doit en outre de donner des gages au multiculturalisme en favorisant l’extension des langues minoritaires (breton, basque, corse, etc.) qui le menacent dans son fondement. » p. 48. Ce fragment de phrase qui oublie l’occitan, celle de ces langues qui a pourtant le plus d’utilisateurs, peut permettre de donner à voir la concentration des difficultés soulevées. L’universalisme républicain s’oppose-t-il à la diversité linguistique ? Il est facile de montrer pratiquement le contraire car au félibre antisémite Maurras s’opposaient les « félibres rouges » mais encore davantage les instituteurs bilingues, comme Sylvain Lacoste ou Antonin Perbosc parmi beaucoup d’autres, qui se sont escrimés à enseigner le français et surtout son orthographe au moyen de l’occitan (car cette langue a le privilège de prononcer l’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir, ce qui autorise à lui en attribuer l’origine au milieu du 18ème siècle) qu’ils cultivaient dans leur classe par les récitations et le chant, et en dehors, par leurs publications. Entre leur engagement politique et leur langue, ils ne voyaient aucune contradiction. Mieux ils voulaient arracher l’occitan des mains du clergé (des missionnaires prêchant en gascon) et de l’Action française. En doctrine, on ne voit pas pourquoi l’unité linguistique serait nécessaire à une république sauf si elle veut poursuivre le vieux principe monarchique de la Renaissance (un roi, une nation, une religion). Que la règle romantique des nationalités (une nation pour chaque langue) ait pu conduire à l’éclatement de certains états ne veut pas dire qu’aujourd’hui il en soit de même.

La diversité des enjeux selon les époques montre qu’en fait, Amselle ne fait que mettre au jour des objets imaginaires, « fictifs » dit-il p. 25, que son collègue Gérard Althabe appelait « construction idéologique, matrice imaginaire partagée par différents acteurs antagonistes » (Althabe, 1997 : 143). Amselle les désigne comme la « mise en scène réglée du corps social », le premier incluant dans la construction la « servitude volontaire », c’est-à-dire la tendance des victimes à adhérer aux positions de leurs tyrans. En révélant que ces objets n’ont d’autre réalité que les mots qui les désignent, Amselle démantèle les dispositifs qui conduisent à des conceptions et des politiques qui, chassées par la porte, reviennent par la fenêtre : la xénophobie et le racisme.

Bibliographie

ALTHABE, Gérard, Les fleurs du Congo. Une utopie du Lumumbisme, Paris, L’Harmattan, 1997 (1972).

AMSELLE, Jean-Loup & M’BOKOLO, Elikia, Au cœur de l’ethnie. Ethnie, tribalisme et Etat en Afrique, Paris, La Découverte, 1999 (1985).

AMSELLE, Jean-Loup, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001.

L’ethnicisation de la France, Paris, Signes, 2011.

MARTEL, Philippe, L’école française et l’occitan. Le sourd et le bègue, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2007.

MILHE, Colette, Comment je suis devenue anthropologue et occitane, Lormont, Le bord de l’eau, 2011.

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