Mamie 44. Film de Lucie Dèche

L’âge de l’enquête (même au cinéma)

Dès le début du film, la question est posée, dramatique, l »exécution du grand-père à la Libération. Dans ce « film dossier », en confidence, à mi-voix, la petite-fille interroge son père qui commence par dire qu’il ne sait rien. Il est évident qu’il ne peut et/ou ne veut rien dire ou, plutôt, veut tout oublier. Peu à peu les questions se précisent et les réponses s’affinent, mais surtout, privilège du cinéma, parallèlement les images parlent.  Nous sommes dans une grosse exploitation viticole comme le montrent les gros plans sur l’expulsion du marc des pressoirs, machines gigantesques et onéreuses. Mais l’ambiguïté persiste car ces instruments sont contemporains alors que la parole s’occupe d’un passé révolu depuis 80 ans. Les voix sont hésitantes et les images imprécises consacrées à quelque minuscules détails, des insectes par exemple.

            Le spectateur comprend peu à peu l’objet de l’enquête en s’appuyant tantôt sur les paroles, tantôt sur les images. Ainsi le film lui demande d’intervenir lui-aussi dans le processus de connaissance ne serait-ce que par la ténuité des informations orales ou visuelles, et surtout de leurs ambiguïtés. Comme dans le vie, c’est au récepteur, le  spectateur, d’imaginer un récit qui nécessairement ne sera jamais complètement assuré. 

            « Faire de l’enquête un instrument de connaissance » disait Gérard Althabe aux anthropologues alors que Laurent Demanze[1] constatait dans la littérature « un nouvel  âge de l’enquête ». L. Dèche reprend l’affaire à sa manière par le truchement de l’instrument des anthropologues, l’enregistreur de paroles, du son, mais en le confrontant à un autre vecteur d’informations, les images : il n’y pas de musique dans son film qui s’installe ainsi dans un dialogue entre les paroles et les images. Elle joue donc sur le divorce entre elles mais ne peut interdire au spectateur d’imaginer des liens selon un imaginaire politique et/ou historique, le lien entre richesse et collaboration par exemple. En un mot le film libère les convictions ancrées dans l’esprit des spectateurs.

            Le cinéma a bien changé. Du réalisme dont il s’est tant servi, y compris pour le meilleur, il est passé à la libération des convictions des spectateurs à partir de documents sonores et visuels. Le scepticisme s’est introduit entre l’œuvre cinématographique et le spectateur. Arrivera-t-il dans les vidéos des réseaux sociaux où semble s’être réfugié le « réalisme » ?

            Ces moyens sophistiqués sont mis au service d’un sujet particulièrement délicat, la collaboration et l’épuration, et ce du point de vue des perdants avec tout ce que cela implique d’échec, de douleur, de volonté d’oublier…

Bernard Traimond


[1] Un nouvel âge de l’enquête, Corti, 2019.

A propos antropologiabordeaux

Association loi 1901
Cet article a été publié dans Interventions. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire