Compte rendu de lecture : La force de l’ordre, Didier Fassin

Didier Fassin, La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers. Paris, Le Seuil, 2011.

 

Compte-rendu de Colette Milhé

Seule l’anthropologie permet d’accéder à une connaissance en profondeur, d’approcher au mieux la réalité des expériences. Ici, celles de policiers d’une BAC (brigade anti-criminalité) de la région parisienne et celles des jeunes de quartiers dits sensibles. Ce livre vient en tout cas renforcer cette opinion pas forcément partagée par grand monde…

Didier Fassin a accompagné et observé des policiers à une époque où cela était encore possible, de 2005 à 2007. Il a appris à ses dépens, alors qu’il envisageait plus tard d’approfondir sa recherche, que les portes  de l’institution s’étaient refermées, le chercheur était devenu indésirable. Son travail, unique, n’en devint que plus précieux.

La description minutieuse de scènes du quotidien de la brigade fait voler en éclats quelques représentations fortement ancrées dans l’imaginaire de la population française qui, dans son immense majorité, faut-il le rappeler, n’a aucune expérience de ce qui est communément nommé « la banlieue », « les cités », «  les quartiers sensibles »… Pourtant tout le monde a une idée assez précise de ce qui s’y passe et imagine un lieu de non-droit, tenu par des caïds qui sèment la terreur, une « jungle », plaque tournante de tous les trafics, des hordes de jeunes agressifs, notamment avec les forces de l’ordre, une police débordée par les appels et les interventions… Au fil du livre, on découvre le décalage entre cette vision et la réalité du quotidien policier fait de patrouilles, ennui, inactivité, contrôles d’identités, à cent lieues donc de l’image véhiculée par les médias, avec une sur-médiatisation du moindre fait divers, le discours politique qui fait de l’insécurité et de l’immigration des thèmes de prédilection et enfin par les séries télévisées.

Fassin pose ensuite un regard critique sur les pratiques policières, discriminatoires et/ou racistes, insistant sur les contrôles abusifs d’identité, contrôles au faciès non justifiés par des faits, ponctués de conduites humiliantes : fouilles, propos racistes… Contrairement à une autre idée reçue, les jeunes s’y soumettent dans le calme car toute protestation, pourtant légitime serait (est) ponctuée d’une accusation de rébellion et d’une conduite au poste. Ils le savent. L’auteur s’interroge alors sur l’origine, notamment géographique, des gardiens de la paix, sur leur formation, sur une socialisation qui contribuent à la genèse de l’image de « l’ennemi », jeune, homme et étranger, résident d’une cité. Il en conclut que des agents ayant eux-mêmes l’expérience de la vie dans ces ensembles seraient davantage aptes à y travailler dans le respect de la loi et des individus.

Se plaçant dans une perspective historique, l’auteur analyse également les évolutions juridiques et politiques. Il s’intéresse alors particulièrement aux conséquences de la politique du chiffre qui amène la brigade, pour atteindre les objectifs qui lui sont fixés, à multiplier les interpellations d’usagers de cannabis et d’étrangers en situation irrégulière, proies à la fois faciles et statistiques. Fassin constate ainsi, à la suite d’études anglo-saxonnes, l’inefficacité des patrouilles avérée par l’absence de flagrants délits et de dimension préventive.

Malgré la qualité de son enquête, son autorité universitaire et sa légitimité « indigène » – il est impliqué d’au moins deux manières : il a grandi dans un « quartier » de la région parisienne, il a dû aller chercher son fils au poste, injustement contrôlé et embarqué, Didier Fassin affaiblit cependant son propos de différentes manières.

D’abord il définit clairement son projet : faire « une ethnographie de la force publique » (p. 33) et ses modalités d’enquête : observer et accompagner une BAC. Il précise ensuite explicitement son point de vue, d’où il parle, sa posture sur le terrain. A partir de celui-ci et de son expérience d’enquête, il se focalise alors sur les relations tendues entre jeunes des cités et forces de police qu’il analyse finement. C’est une des forces de son livre. Même s’il s’en défend, il fait pourtant disparaître la délinquance de sa restitution, certes d’abord parce que la police est inefficace, n’est jamais là au bon moment donc il n’assiste pas à des interpellations directement liées à un délit (c’est la réalité de son enquête) mais aussi parce que la BAC n’est pas habilitée à intervenir sur des questions de trafic de stupéfiants (prérogatives de la brigade des stupéfiants dont il s’agit de ne pas compromettre de longues enquêtes.) Du coup, son objet se resserre et devient une ethnographie des relations jeunes/police dans les quartiers « sensibles ». Pourquoi pas ? L’absence de délinquance et l’expérience douloureuse de son fils pourraient toutefois fragiliser l’auteur, qui ne manquera pas d’être suspecté d’une approche trop partisane ou politique.

D’autre part, au lieu de s’appuyer sur le compte-rendu et son observation convaincante de ses sorties avec la BAC, qui donnent toute sa vigueur à son ouvrage, Fassin « renonce » en quelque sorte à l’ethnographie et s’efforce d’étendre à d’autres contextes, en multipliant les références à des recherches anglo-saxonnes et les comparaisons avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Au lieu de renforcer son propos, celles-ci tendent à dissoudre l’efficience de ses scènes quotidiennes qui, de point de départ deviennent simples illustrations. D’autant qu’il glisse, par moments, vers l’essai politique.

De l’enquête à la généralisation, le fil devient ténu. Fassin franchit le pas quand il écrit : « Bien qu’ils concernent surtout les BAC, qui sont le fer de lance de l’action policière dans les banlieues et que j’ai le plus souvent accompagnées dans le cadre de mon enquête, ces résultats sont en partie extrapolables au reste de la police nationale qui œuvre dans les mêmes lieux et souvent de concert. » (p. 324) Alors même qu’il s’est concentré sur les relations aux jeunes, qu’il a affirmé la spécificité de la BAC dans le commissariat, l’extrapolation met sur le devant de la scène de façon criante l’absence de délinquance et remet en cause la singularité de son travail, l’ethnographie d’une BAC en région parisienne.

Enfin, on pourra regretter également qu’il n’ait pas effectué d’entretiens individuels avec les agents (il évoque une seule tentative en ce sens) afin de les soustraire à la scène de théâtre qu’est le commissariat ou la voiture de patrouille. On peut imaginer que son statut – il a été imposé par la hiérarchie, ne facilitait pas cette approche. Par contre, de tels entretiens ont été réalisés avec les supérieurs hiérarchiques, avérant la difficulté à contourner la langue de bois de l’institution. Par ailleurs, les propos sont recueillis de manière informelle et, s’ils sont pour la plupart contextualisés, aucun moyen poétique (initiales, surnoms…) n’est utilisé pour permettre au lecteur de « suivre » des personnages.

Pour effectuer et restituer son enquête, Didier Fassin devait franchir plusieurs écueils, pas seulement institutionnels, même si ceux-ci le contraindront finalement à clore sa recherche. Il devait composer avec son hostilité politique (réprobation des propos racistes et pratiques discriminatoires), son indignation (arrestation de son fils au cours de sa recherche) et ses obligations professionnelles et déontologiques de chercheur. S’il résout sur le terrain cet inconfort  en optant pour une posture spécifique : il s’impose de ne faire le moindre commentaire sur les actions et propos des policiers, il n’en demeurait pas moins exposé à un certain nombre de critiques possibles lors de la parution de son livre, tant la question de la police et par extension, celle de la sécurité, sont  sensibles et fortement chargées d’un point de vue idéologique. On pourrait par exemple le discréditer sur un plan politique car hostile presque par définition en tant qu’anthropologue de gauche, à la police et trop complaisant envers les jeunes. L’habillage académique dont il se réclame, par notamment de nombreuses références aux recherches anglo-saxonnes ne lui assure toutefois pas vraiment la protection qu’il y recherche. Au lieu de s’en tenir au cadre restreint de l’ethnographie, à l’observation concrète et circonstanciée, il se fragilise même par des considérations morales et politiques, une dénonciation de pratiques certes inadmissibles, ce qui pose pour la énième fois la question de l’engagement du chercheur, pris ici dans le dilemme entre exposer et dénoncer, au risque de ne prêcher que des convaincus. Il semble que seules deux options se présentaient : écrire d’un point de vue assumé de chercheur impliqué ou s’en tenir à l’exposé d’une succession de scènes « brutes », analysées sans considérations politiques ou morales, sans extrapolation ou généralisation. L’auteur en a choisi une troisième qui affaiblit l’éloquence de ses observations.

Examinons la question poétique sous un autre angle. Didier Fassin affiche clairement au début de son livre une ambition : celle d’être lu au-delà du cercle restreint des chercheurs en sciences humaines. Or, le format du livre, 340 pages agrémentées de 40 pages de notes (en fin de recueil), les longues discussions d’ordre théorique, la forme académique (multiples références[1]…) et la crainte d’un ton et d’une écriture partisans ne nuisent-ils pas à cette noble intention ? Alban Bensa envisage dans La fin de l’exotisme (2006 :10) : « une chronique de ce qui s’y est vraiment passé. » On peut ici se demander si une telle option n’aurait pas permis d’éviter nombre d’écueils et d’autoriser le lecteur à fonder seul son opinion ; en somme si cela n’aurait pas écarté cette ombre qui plane toujours au-dessus de la probité du chercheur (qu’il n’est pas question dans ce compte-rendu de mettre en cause), particulièrement quand il travaille sur des objets polémiques.


[1] Ne servent-elles pas trop souvent, dans les textes académiques, à fonder l’érudition et donc la crédibilité du chercheur ?

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3 commentaires pour Compte rendu de lecture : La force de l’ordre, Didier Fassin

  1. Les notes de bas de pages et autres références de la « forme académique » sont elles aussi comme volonté de vérification et de « vérificabilité » ((??)) par autrui dans un souci scientifique et rationnel.

    non ?

    • Un chercheur se doit de lire tous les travaux sur son domaine, sy référer bien sûr, s’appuyer dessus certes, indiquer ces recherches, c’est indiscutable mais cela nuit à la lisibilité d’un livre, notamment quand il vise un large public, quand cela est fait par la multiplication de notes. La bibliographie peut jouer ce rôle. L’enquête, toujours centrale, ne devrait pas être éclipsée par les références, de mon point de vue.

  2. les anthropo-ethno-socio truc -logues n’ont pas à faire des propositions sur ce que devrait être mais des analyses sur ce qui est…

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